Transmission d’entreprise : « On n’a pas un rapport de propriété vis-à-vis de notre société » - Premium

Pas si simple, en France, de céder gratuitement son entreprise à ses collaborateurs. Jean-Charles Rinn, PDG d’Adam, y travaille depuis plusieurs années. Il était présent durant la troisième édition du salon Résolution, organisé par Placéco et Sud Ouest, pour aborder aux côtés d’autres acteurs du territoire une question plus épineuse qu’elle n’y paraît : « à qui appartient vraiment mon entreprise ? »Comment en êtes-vous venu à vous questionner sur la question de la cession d’Adam à vos salariés ? Avec mon épouse, nous avons une vision un peu décalée du monde de l’entreprise, qui provient d’une rhétorique de base - quelle doit être la doctrine économique ? Au service de quoi doit être dédiée l’activité économique au sens large ? Ce que l’on pense, c’est que depuis 40 ou 50 ans, le système néolibéral dans lequel on évolue nous emmène là où on est… vers une forme d’extinction d’un certain nombre de choses, au profit d’une croissance effrénée. Nous sommes à la tête d’une entreprise car il y a eu des circonstances, des opportunités, des chances ou des malchances… Et on n’a pas un rapport de propriété vis-à-vis d’elle. À tous points de vue ! Sur la détention monétaire, financière, morale aussi. Pourtant, c’est vous qui détenez aujourd’hui 100% du capital… Oui. Mais on pense que notre entreprise est un bien collectif. Donc en pensant ce que l’on pense - il faut remettre l’entreprise au service du vivant -, nous devons trouver des outils qui nous permettent non pas de résoudre le problème, mais de contribuer à une forme de « pensée alternative », puisque c’est le cas aujourd’hui en France, sur les modes de détention. Nous avons réalisé deux LBO [ndlr, leveraged buy-out, rachat avec effet de levier], réalisé une levée de dette bancaire grâce à ce qu’on appelle l’effort collectif. C’est l’ensemble des salariés qui y ont contribué mais pas seulement, car il y a ce qu’on appelle vulgairement nos parties prenantes. Cet effort collectif-là, on ne se sent pas moralement prêt à l’accaparer, notamment via la rémunération du capital. Donc depuis 2009 et notre second LBO, lorsque j’ai racheté les parts de mon associé, le profit que nous réalisons reste intégralement dans l’entreprise, ce qui exclut le versement de dividendes. C’est à partir de là que nous avons eu l’idée, ou le rêve, d’opérer la transmission gratuite d’Adam vers les salariés.Un système permis par la loi Pacte Votre ambition est qu’ils détiennent la majorité du capital… gratuitement. Est-ce possible, en France ? Une détention par les salariés est possible, oui, mais sur des modèles qui ne permettent pas la transmission gratuite. Vous pouvez céder votre entreprise, mettre en place une coopérative - ce modèle nous plaisait bien - mais la cession doit être valorisée, obligatoirement. Or, notre entreprise existe depuis les années 1980, on tient à ce que ça ne soit pas « après nous le déluge ». L’enjeu strictement financier est un enjeu de pérennité. On a cherché des outils, on a trouvé les FRUP, fondations reconnues d’utilité publique, qui permettent de réaliser cela, sur le modèle de l’entreprise Pierre Fabre par exemple - un précurseur en France. Mais pour nous, cela aurait été beaucoup trop compliqué, il aurait fallu aller devant le Conseil d'État, on parle d’environ 12 ans de procédure avec des frais d’avocats monstrueux… Ce qui n’avait pas d’intérêt. Finalement, c’est en 2019 qu’une solution s’offre à vous… Oui, mon camarade Jean-Pascal Archimbaud, patron du groupe éponyme qui est une belle ETI dans le secteur du bois en Nouvelle-Aquitaine, a eu la même idée saugrenue que moi... Et il m’a parlé de deux modalités inscrites dans la loi Pacte, dont la fondation actionnaire, ou fonds de dotation actionnaire. Ce mécanisme permet de réaliser cette cession des parts sociales, et est irréversible. Le fonds ne peut pas être cédé monétairement. C’est une forme de sanctuarisation du capital, qui peut être considérée comme du patriotisme économique. On laisse les capitaux sur le territoire, et cela évite les envies de concurrents étrangers, souhaitant opérer en Europe, de nous racheter… Le fonds intervient comme un actionnaire de référence, il peut être régi par une charte d'engagement, et a sa gouvernance propre. Autre prérequis, le fonds doit mener une politique d’intérêt général. Une entreprise, si elle veut sa place, doit rendre au territoire ce qu’elle lui prend. C’est aussi le projet qu’on essaye de porter, d’expérimenter.En Europe, un outil qui se déploieConcrètement, comment se compose la gouvernance de ce fonds ? Il y a un collège de salariés, ce n’est pas une détention capitalistique mais ils ont un rôle d’actionnaires de référence. Il y a un collège des fondateurs, mon épouse et moi aujourd’hui, peut-être demain nos trois enfants. Puis plusieurs personnes extérieures qualifiées. Nous avons nommé Thomas Binet, le dirigeant du cabinet bordelais Vertigo Lab qui nous aide à qualifier notre impact en matière d’intérêt général, Jean-Pascal Archimbaud dont je parlais, qui est un acteur industriel de référence dans son domaine. Enfin, nous avons demandé au PNR, le Parc naturel régional du Médoc, d’entrer dans la gouvernance du fonds en tant que personne morale. Ce genre d’outils de gouvernance est-il très répandu chez nos voisins européens, à défaut de l’être en France ? En Europe c’est un vrai sujet de fond, oui. Ce système-là représente 70% de la capitalisation boursière du Danemark. Entre 1.000 et 1.500 grosses PME et ETI, dans tous les pays scandinaves, en Allemagne et aussi - à plus petite échelle - en Suisse, fonctionnent comme cela. Des sociétés comme Bosch, Velux… En France notre rapport à la détention et à la propriété de l’entreprise est assez particulier. Une trentaine d’entreprises ont adopté le même fonctionnement que nous comme Léa Nature, Bureau Vallée ou Médiapart. Des gens qui ont une performance au-dessus de la moyenne à tous points de vue, ce qui devrait nous pousser à nous interroger davantage.

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