Transmission d'entreprises : « Les héritiers doivent lutter contre des fantômes »
Éric Blondeau accompagne les transformations managériales et les négociations à forts enjeux. Crédits : Sephiroth
Éric Blondeau, expert des mécanismes comportementaux, décrypte les freins classiques lors d'une transmission d'entreprise familiale et donne des clefs pour les lever.
Éric Blondeau forme le GIGN, accompagne les rugbymen de l'Union Bordeaux-Bègles et des dirigeants. Basé à Anglet, il est spécialiste des mécaniques comportementales appliquées aux négociations complexes. Auteur de trois livres*, il accompagne des dirigeants de grands groupes dans leurs prises de fonctions, leurs retournements stratégiques, les transformations managériales, la gestion de crise et leurs négociations à forts enjeux.
Quelle est la principale pression psychologique ou peur qui pèse sur les épaules d'un dirigeant qui reprend l'entreprise familiale ?
Tout d'abord, il faut préciser que les peurs sont multiples. Il existe autant de peurs que de personnes et d'entreprises, que de personnes dans l'entreprise. Dans le cas de la transmission familiale, j'observe bien souvent que les repreneurs ressentent l'angoisse d'être celui ou celle qui fera échouer l'entreprise dont ils héritent. À cette peur d'échouer, son miroir est la peur de réussir. Et elle est souvent présente mais moins visible. On peut se dire : « Si je réussis différemment, je trahis ceux qui m'ont précédé »… Il faut donc bien identifier nos peurs. Le danger est bien réel mais la peur est une construction mentale dont nous sommes le seul auteur. En l'occurrence, la peur d'être celui qui échoue est égocentrée. Le vrai projet serait, au contraire, de faire en sorte que l'histoire familiale perdure. En cas de tempête, cet objectif pourrait même induire que le repreneur accepte de laisser, si besoin, les rênes à un professionnel plus efficient.
Dans mes accompagnements, je commence par un audit, car il faut verbaliser les peurs des deux parties prenantes, celle qui cède et celle qui reprend. Je leur demande de s'interroger sur ce qui n'aura pas changé dans dix ans [« on restera une entreprise familiale »…] et sur ce qui aura inévitablement changé [IA, manager la génération Z…] ou sur ce que l'on refuse de devenir, de manière à ce que les peurs et les méconnaissances émergent. On clarifie les contraintes du cadre économique, politique, légal, géopolitique ou financier pour écrire un projet commun.
Attention aux injonctions au nom de « l'amour parental »
À quoi faut-il faire attention ?
Je dis attention au passage de témoin brutal. Il faut prendre le temps de se poser, de définir les codes communs. Attention aussi aux injonctions au nom de l'amour parental. De toute façon, les parents sont toujours présents dans la tête de leurs enfants, de manière consciente ou inconsciente. Selon moi, les pièges à éviter sont les non-dits et les évidences qui n'en sont que pour soi-même en réalité. Pour que les limites de chacun soient claires, il faut se dire « voilà ce que j'attends de toi, voilà ce que tu peux attendre de moi ». S'il y a problème, en réalité, ce n'est pas l'héritage qui en est le cœur, c'est l'illusion - inconsciente - qui se cache derrière : « Serai-je un bon enfant, digne de la confiance de mon père ou ma mère ? » Or, encore une fois, le seul sujet qui doit être traité est celui de la pérennité de l'entreprise.
Comment le dirigeant en reprise gère-t-il la figure du fondateur ? Existe-t-il des biais inconscients qui peuvent entraver sa propre vision stratégique ?
Un des pièges classiques consiste à vouloir protéger les fondateurs, ne pas leur faire honte. Or, on ne peut pas à la fois gérer l'inquiétude de causer de la honte à son parent et conduire le destin d'une entreprise. Les héritiers doivent lutter contre des fantômes. La priorité c'est l'entreprise. La honte que mon parent pourrait ressentir de mon travail - impactée par son propre vécu - n'est, en fait, qu'un récit que je me raconte, une légende. La réalité, c'est l'entreprise, le contexte économique... Ce que je propose c'est bien sûr de remercier le fondateur pour le travail accompli mais surtout de se focaliser sur l'écriture de l'avenir.
À nous d'identifier l'impact des croyances rationnelles limitantes - « on a toujours fait comme ça, pourquoi changer ? » - et celui des croyances irrationnelles limitantes car elles faussent le regard que l’on a sur la situation. Attention aussi aux « oui, mais… » qui signifient « non, car…». Le fondateur est souvent dans le « oui, mais » face au jeune. À nous de déconstruire ensemble ces sabotages afin de diluer le poids des croyances limitantes pour que le successeur puisse expérimenter des techniques et des protections mentales originales.
Ne pas forcer un jeune à prendre la succession
Au-delà de la famille, comment le dirigeant construit-il sa légitimité auprès des équipes, surtout si certains collaborateurs ont vu grandir l'entreprise et potentiellement le repreneur lui-même ?
La légitimité ne s'acquiert que si vous avez « augmenté » les personnes. Donc cela prend du temps. Il existe trois sortes d'ascendances : le pouvoir, celui dont on hérite qui permet d'agir sur les personnes, les ressources ou le tempo ; l'autorité, qui implique le devoir d'être un guide pour « augmenter » les gens et il se juge par des actes ; et la légitimité, justesse du regard, connaissances. Les héritiers sont en quête de légitimité mais il faut d'abord que les salariés leur aient conféré l'autorité parce qu'ils se sentiront augmentés, en confiance… C'est un chemin qui va de petites victoires en petites victoires. Il ne faut pas vouloir aller trop vite. Le pire, c'est la posture du « c'est moi le patron » car elle brise la relation.
Le fondateur va pouvoir aider le jeune dans cet objectif en mettant en place la situation adéquate : un poste dédié, des responsabilités, une annonce… Il y a deux erreurs à ne pas commettre. D’abord, forcer un jeune à prendre la succession, même de manière inconsciente en disant qu'il a le choix, mais en espérant de tout cœur qu'il reprenne. Ensuite, dégoûter les salariés en imposant son successeur.
Deux ingrédients nécessaires au changement : le courage et l'audace
Quels sont les freins les plus courants qui empêchent un héritier de briser les schémas établis et d'insuffler une nouvelle dynamique ?
Ce sont les freins activés par la peur d'échouer, de casser ou de réussir. Deux ingrédients sont nécessaires au changement : le courage et l'audace. Le courage consiste à identifier les peurs des deux parties prenantes. L'audace induit d'aller au-delà malgré ces peurs. Concrètement, on imagine comment on va se mettre en mouvement et on établit des plans d'action. Pour que tout cela soit possible, il faut que l'un, le fondateur, autorise l'autre, le jeune, à changer le futur qui semblait jusqu'alors écrit. Pour cela, on pave le chemin de priorités et objectifs, afin de limiter les surprises et donc inquiétudes.
Comment le dirigeant navigue-t-il entre les impératifs de l'entreprise et les attentes familiales, notamment concernant la distribution des bénéfices, les rôles de chacun ?
Ce sujet est très complexe car il touche davantage de personnes que celles qui sont autour de la table. Pour mieux comprendre que chaque personne présente est plurielle, je pose une question à chacune et je lui demande de répondre en tant que père/mère ce qu'il en pense, puis en tant que fondateur, ou en tant que fils/fille, que nouveau dirigeant… Les conflits proviennent souvent de l'imbrication floue de ces personnages. À cela s'ajoutent toutes les contraintes légales de la transmission. Toutes ces données sont dédoublées par l'imbrication des liens familiaux. Si on n'est pas clair sur quelle facette de nous parle à tel moment, ça devient une cacophonie.
* « La Force du Paradoxe » Éditions Dunod, « #négo » Éditions Plon, « Merci la peur ! » Éditions Buchet-Chastel.