Transports : décarboner, oui… mais à quel coût pour les entreprises ? - Premium

Le transport est souvent montré du doigt pour son impact environnemental. Comment conjuguer transition énergétique et compétitivité ?Aude Dupuy : C’est tout l’enjeu. Nous travaillons avec des marges à 2% et devons pourtant investir comme des industriels. Chez Sarrion, nous avons choisi d’initier notre décarbonation avec le B100, un biocarburant issu de colza 100% français. Cela implique une surconsommation d’environ 3%, des entretiens plus fréquents, et surtout la mise en place de nos propres cuves sur nos sites, car ce carburant n’est pas distribué partout. Fanny Sarrion : Quand nous avons pris cette décision, très peu d’acteurs s’y risquaient. Aujourd’hui, on voit nos confrères s’y mettre aussi, mais cela reste un pari. Nous ne voulons pas simplement remplacer une énergie par une autre. Miser sur un unique carburant, qu’il soit électrique ou végétal, reviendrait à recréer une dépendance. L’avenir passera forcément par un mix énergétique, et par une autre manière d’organiser nos flux.Justement, vous parlez de mix énergétique… Vous préparez aussi l’arrivée de camions électriques. Pourquoi ce choix, et à quel coût ?Aude Dupuy : Parce que c’est inévitable, mais c’est un chantier colossal. Un camion électrique coûte presque deux fois plus qu’un diesel B7, et il faut ajouter les bornes de recharge poids lourds, le câblage, les travaux d’infrastructure… Et tout cela pour une autonomie encore limitée. Nous devons aussi réfléchir à la sécurisation de notre réseau : faut-il produire de l’électricité sur site via des panneaux solaires ? Installer des batteries de stockage ? Si tout le monde recharge en même temps, le réseau ne tiendra pas. Donc c’est une vraie question.Fanny Sarrion : Et nous ne pouvons pas nous lancer seuls. Pour absorber un tel surcoût, nous devons embarquer nos clients, leur expliquer que ce virage a un prix. Cela suppose de former nos équipes commerciales, de négocier avec les donneurs d’ordre, dans un contexte économique déjà très tendu. L’électrique n’est pas un pari technologique : c’est un pari collectif.Est-il possible de décarboner tout en maîtrisant sa facture ?Aude Dupuy : Pas aujourd’hui. Décarboner, c’est multiplier les investissements alors que les marges sont faibles. Heureusement, il existe des aides, mais c’est la « forêt amazonienne » des subventions : régionales, nationales, européennes, avec des dispositifs qui changent tout le temps et des dossiers interminables.Fanny Sarrion : Avant même de penser à acheter un camion, nous avons dû renforcer les équipes pour gérer cette usine à gaz administrative. C’est du temps, de l’énergie, et de l’argent. On passe parfois plus de temps à remplir des tableurs qu’à mettre en place des actions concrètes sur le terrain. C’est le paradoxe : on nous demande d’aller vite, mais le système lui-même freine l’élan.Lire également : Sarrion prend la route de la décarbonationCes lourdeurs administratives sont souvent invisibles. Quel est l’impact humain de cette transition ?Fanny Sarrion : Il est considérable. On ne peut plus piloter une entreprise de transport sans recruter des profils spécialisés, capables de décrypter les normes, de suivre les aides, d’assurer le reporting. Nous avons dû créer un véritable service RSE. La transition écologique ne se résume donc pas à changer de carburant : elle impose aussi de mobiliser des ressources humaines nouvelles, parfois difficiles à absorber pour des PME comme Sarrion.Vos clients sont-ils prêts à payer plus pour des transports bas carbone ?Aude Dupuy : Certains le sont, notamment les grands comptes soumis à la CSRD, qui doivent sécuriser leur chaîne logistique et réduire leur bilan carbone. Mais beaucoup restent attentistes. La grande distribution, par exemple, peine à s’engager : elle se demande quel impact réel le transport a sur son propre bilan, et préfère souvent attendre.Fanny Sarrion : Tout l’enjeu est de créer un cercle vertueux. Si le prix était le même, tout le monde choisirait la solution décarbonée. Mais la réalité économique est là : aujourd’hui, cela coûte plus cher, et tout le monde n’a pas la capacité d’absorber ce surcoût. Nombreux le font donc plus par contrainte que par réelle conviction. « Le transport a toujours été une affaire d’audace et de passion. »Ce virage RSE peut-il aussi rendre le secteur plus attractif ?Fanny Sarrion : C’est même une condition de survie. L’image du camion ne fait plus rêver, et les jeunes générations ne sont plus passionnées de mécanique. Pour attirer les conducteurs de demain, il faut miser sur la technologie : véhicules connectés, GPS, IA, automatisation partielle… Cela coûte cher aujourd’hui, mais ça deviendra accessible - comme le B100, qui paraissait impensable il y a dix ans et équipe aujourd’hui une centaine de nos camions.Aude Dupuy : C’est un défi parfois frustrant, mais enthousiasmant de contribuer à ce changement. Nous avons la conviction d’œuvrer pour un secteur plus responsable, et cela donne du sens à notre travail.À quoi ressemblera votre flotte dans dix ans ?Aude Dupuy : Si nous suivons la trajectoire nationale, nous aurons réduit nos émissions de 40%. Nous visons 70% de la flotte en mix énergétique.Fanny Sarrion : Le transport de demain ne sera pas qu’une affaire de poids lourds. On devra aussi penser différemment la logistique urbaine : véhicules plus petits, triporteurs, solutions locales pour le dernier kilomètre. Il sera forcément différent : plus sobre, plus connecté, peut-être avec des véhicules plus petits et moins énergivores. Le transport a toujours été une affaire d’audace et de passion ; il faut garder cela à l’esprit pour inventer les solutions de demain. Peut-être que le transport tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existera plus - et il ne faut pas en avoir peur.

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